ITW / Thomas Coville : "La nature, quelquefois, elle nous écrabouille " "

Parler du Grand Sud et d’humilité, de la nature et de sa puissance, de la technique et même de la mort en une interview : tous les marins n’en sont pas capables. Thomas Coville, chef de quart à bord de Groupama 4, y arrive. Tellement bien même qu’on en ressort toujours un peu secoué. « Allô, Yann ? » Une voix différente me répond en riant – « Non, sa secrétaire. » À la fin d’un quart fatiguant, Coville prend le temps d'une longue interview. À 43 ans, il a plusieurs tours du monde en solitaire, en équipage et en multicoque à son actif. Il sait aussi vous tenir en haleine pendant 15 minutes au téléphone depuis les cinquantièmes.

Yann Riou/Groupama Sailing Team

Être en route pour le Cap Horn et devancer vos adversaires, ça doit motiver !
« C’est sûr, ça met beaucoup de motivation dans l’équipage que d’être en tête. Mais depuis le début, on reste très humbles par rapport à ça. On fait notre route avec notre cadence et notre feeling. Bien sûr, on a un œil sur PUMA aujourd’hui (à 51 milles à 10h UTC, NDLR) et on va regarder les autres évoluer, mais on a calé notre course sur ce qu’on ressentait. On essaye de ne pas trop se mettre la pression sur le fait d’être leaders. Une avarie arrive vite, le dosage est difficile à trouver. »

Quelles sont les conditions sur le pont ?
« Il fait nuit pour nous, on ne voit pas bien mais il y a des vagues de quatre à cinq mètres, de ¾ arrière. Elles sont très pentues et font accélérer le bateau très vite. On a un vent entre 33 et 35 nœuds moyens avec des rafales à 40. Des vents forts avec des grains.

« Là, je descends du quart et ce n’était pas facile. Il faut piloter le bateau de façon très fine. Ce sont des moments où il est très sollicité, on sent qu’il y a beaucoup d’efforts, partout. »

Efforts du bateau, efforts de l’équipage – comment te sens-tu ?
« Ce sont surtout la répétition et la durée qui sont très durs à gérer. Depuis le début de cette Volvo Ocean Race, c’est le caractère de la durée qui est difficile. Une journée, deux journées de ces conditions, ça va. Mais là, ça va bientôt faire sept à huit jours qu’on enchaîne des journées avec des vitesses élevées, des vagues assez importantes et des conditions où on est très exposés. En plus, on ne dort pas très bien à l’intérieur. Mais c’est la même chose pour tout le monde ! C’est celui qui le gère le mieux qui arrive à être en tête de la Volvo. »

Peux-tu nous raconter une frayeur en particulier ?
« Pas plus un moment qu’un autre, mais quand le bateau part en survitesse dans une vague et que le bas de la vague l’attend comme un mur d’eau, ça va s’arrêter dedans. Alors il faut réussir à doser pour que l’arrêt soit le moins violent possible. Souvent, la solution, c’est d’encore accélérer : c’est un peu la spirale infernale !

« On a eu quelques journées, notamment avant-hier et hier, où les conditions de mer étaient assez difficiles. Par contre, ça reste un spectacle grandiose ! La houle du sud qui rentre, quand tu te retrouves en haut de la vague et que tu as l’impression de voir l’horizon, et que tu redescends en bas et que la vague te dépasse quand tu regardes en arrière …

« C’est aussi ça, le sud. Des paysages un peu durs et austères, où on sent qu’on n’est pas grand chose, où on sent qu’une avarie est tout de suite une grosse problématique. Ça met une grosse pression à bord. Mais ça reste un cadre et une atmosphère que j’apprécie énormément. Il faut prendre un peu de recul pour se rendre de la chance qu’on a d’être tolérés là. Des endroits où on a l’impression qu’on n’a pas notre place, où l’homme n’a rien à faire. La nature nous laisse passer – ou pas, d’ailleurs : quelquefois, elle nous écrabouille. On sent qu’on joue avec elle et que si elle veut, elle peut tout prendre. »

Une étape plus intense que les autres ?
« C’est le climat de l’étape en général. On savait que ce serait sans doute la plus mythique, et la plus engagée physiquement. Encore qu’on dit ça à chaque étape et que, à chaque étape, on a l’impression qu’elle est un peu plus dure ! J’espère que la prochaine sera quand même plus facile. »

Toi qui connais la zone pour l’avoir beaucoup traversée en multicoque, a-t-elle été plus coriace ou plus facile ?
« Oh, je ne compare jamais. À chaque fois, j’essaye de tout donner. À chaque fois, j’ai le sentiment de vivre le plus difficile. Et puis, on est un peu amnésique : on y retourne ! Non pas que la difficulté soit le seul challenge qui nous intéresse, mais finalement, il y a un certain plaisir à revenir dans ces endroits-là.

« Je ne compare jamais d’une édition à une autre parce que ce n’est jamais le même contexte. T’es passé en solitaire, t’es passé en équipage, t’es passé en multicoque, en monocoque. La voile a pour ça une richesse incroyable. Tu peux la pratiquer dans des conditions et avec un engagement très différents à chaque fois. »

Qu’est-ce qui diffère, cette fois-ci, à bord de Groupama 4 ?
« J’avoue que le fait de pouvoir rentrer à l’intérieur, d’aller dormir ou, comme c’est le cas en ce moment, d’être au téléphone, et de ne pas avoir l’angoisse que c’est un pilote automatique qui barre le bateau, c’est "confortable". L’angoisse du solitaire qui va dormir en laissant le bateau entre les mains d’une technique qui peut être défaillante, en sachant que si jamais ça s’avère l’être vraiment, on peut se retourner et être mort, cette angoisse est beaucoup plus importante que l’angoisse, aujourd’hui, de faire une erreur et de casser du matériel. À 11, on se fait confiance et on apprend à se faire confiance. C’est très appréciable.

« Par contre, l’engagement physique est plus dur que ce que j’avais rencontré jusqu’à présent, même sur Groupama 3 et les différents Jules Verne. On est beaucoup plus exposés sur le pont. Même la vie à l’intérieur, la proximité à 11, est plus difficile à vivre que sur d’autres projets. »

Tu parlais de casse matérielle – es-tu surpris par les nombreux problèmes techniques de vos concurrents ?
« Oui et non, la voile est avant tout un sport mécanique. Que ce soit en moto, en voiture, en F1 ou en rallye, la casse fait partie de la course. Il y a une partie de dosage, et une partie fortuite. On ne gère pas tout et on apprend en cassant. Et vu le niveau d’optimisation des bateaux, on joue avec cette limite du sport mécanique. Parfois, on la dépasse.

« Mais l’autre jour par exemple, CAMPER était à vue avec nous. Ils allaient beaucoup plus vite que nous, qui avions décidé de lever le pied, quitte à les laisser partir devant. C’est un choix : il y a des moments où on sent qu’on peut ou pas.

« Ceci dit, on n’est jamais contents quand un concurrent casse ! On se dit que le même problème pourrait nous arriver. »

Source : Volvo Ocean Race