Suite au passage musclé de Bonne espérance, nous avions enfin tourné notre nez vers le Nord. Secrètement, chacun se voyait avaler l’hémisphère Sud au pas de charge en enroulant l’énorme anticyclone de Sainte Hélène dans l’alizé. Ce qui fut fait en une semaine. Ensuite, nous espérions simplement que « notre » mer nous ouvre ses portes vers l’Europe, sans nous obliger à un parcours du combattant trop difficile. Mais pour les avoir sillonnées, explorées et combattues tant de fois, nous savons que les routes de l’Atlantique Nord ne sont jamais simples.
Le pot au Noir est sa première embûche. D’ordinaire, la route la plus sûre pour le traverser se situe en plein milieu de l’Atlantique, entre 25 et 30° Ouest. C’est là qu’il est le moins épais et que statistiquement les calmes sont les moins douloureux. Cette passe oblige par contre à un grand détour vers l’Ouest et rallonge la route considérablement. Côté Afrique, la zone de calme est extrêmement large, souvent plus de 1 000 kilomètres, exceptée en été où parfois des dépressions tropicales ou orageuses viennent agiter ce trou sans vent, ce qui est le cas en ce moment.Venant du Sud, nous avons donc décidé de « couper le fromage » en pariant, à l’approche de la côte africaine, sur un cumulus géant de 600 kilomètres de diamètre qui s’est formé au dessus de la Guinée, du Sénégal et de la Sierra Leone, et qui est parfaitement visible sur l’image satellite avec sa couleur feu. S’il tient toute sa promesse, en aspirant le vent jusqu’à 400 kilomètres au large, il nous aidera à gagner la latitude de Dakar et nous ferions du même coup, sans douleur, la jonction avec les vents de Nord-Est qui descendent le long de la Mauritanie.
La deuxième difficulté consiste tout simplement à affronter les 6 000 derniers kilomètres qui nous mènent à Tower Bridge ; Cette partie tempérée de l’océan peut offrir des visages très divers. L’idéal réside en une dépression dynamique qui vous ramasse au Cap Vert, vous accompagne avec ses vents de Sud-Ouest et vous propulse en six jours dans la manche. Le pire est un anticyclone gros et mou qui vous transforme la route en un chemin de croix désespérant. A ce jour, rien n’est clair. La carte montre un puzzle difforme ou les espoirs fébriles des prévisions risquent de se briser sur une mer sans conviction, ni caractère. Par où passerons-nous ? Sans Sylvain, notre routeur, autant jouer à la roulette russe. Depuis plusieurs jours déjà, nous observons ensemble les délires atmosphériques de notre « jardin » pour tenter de se frayer un chemin à travers cette guimauve océanique. Les dates d’arrivées fluctuent au rythme des prévisions. Nous calculons, supputons, espérons … Peut-être le 20 ; non, le 22… Impossible à prévoir.
La mer ne sait pas compter. Elle change d’avis souvent, improvise et distribue du vent suivant des équations encore mal maîtrisées. Elle met à l’épreuve les marins et fait patienter leurs femmes sur le quai.
En coupant l’équateur hier après quatre semaines de mer, l’envie d’en finir transpire dans la bouche des équipiers qui ne peuvent contenir leur impatience. « Quand est-ce qu’on arrive ? ». Je suis absolument incapable de leur répondre. La seule vérité est celle des milles parcourus. Et à cette heure, il en reste encore 3055.
Dominic Vittet